Le portrait de monsieur W.H.
By Oscar Wilde

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II

Il était midi passé quand je m’éveillai et le soleil ruisselait à travers les rideaux de ma chambre en longues coulées obliques d’or poussiéreux.

Je dis à mon domestique que je n’étais chez moi pour personne et, après avoir pris une tasse de chocolat et un petit pain, j’allai chercher sur un rayon de ma bibliothèque mon exemplaire des Sonnets de Shakespeare et je commençai à les parcourir avec grande attention.

Chaque poème me parut une confirmation de la théorie de Cyril Graham.

Il me semblait que j’avais la main appuyée sur le coeur de Shakespeare et que je comptais un à un tous les battements et toutes les pulsations de la passion.

Je songeai au merveilleux acteur adolescent et je vis son visage dans chaque vers.

Deux sonnets, je m’en souviens, me frappèrent particulièrement: c’étaient le 53e et le 67e.

Dans le premier de ces sonnets, Shakespeare, louant Willie Hughes de la souplesse de son jeu, du vaste champ de ses rôles, un champ qui s’étend de Rosalinde à Juliette et de Béatrice à Ophélie, lui dit:

De quelle substance êtes-vous donc fait, vous qu’escortent des millions d’ombres étranges? Chaque être n’a qu’une ombre unique, et vous, qui n’êtes qu’un pourtant, vous prêtez votre ombre à tout,

vers qui étaient inintelligibles s’ils ne s’adressaient pas à un acteur, car le mot ombre avait au temps de Shakespeare un sens qui se rattachait à la scène.

«Les meilleurs en ce genre ne sont que des ombres,» dit Thésée des acteurs dans le Songe d’une Nuit d’été, et il y a bien d’autres allusions similaires dans la littérature de l’époque.

Les Sonnets appartenaient évidemment aux séries dans lesquelles Shakespeare disait la nature de l’art de l’acteur et du tempérament étrange et rare qui est indispensable au parfait comédien.

«Comment se fait-il, dit Shakespeare à Willie Hughes, que vous ayez tant de personnalités», et alors il en arrive à établir que sa beauté est telle qu’elle semble réaliser toute forme et toute phase de fantaisie, incarner tout rêve de l’imagination créatrice, une idée, qui est encore exprimée plus avant dans le sonnet qui suit immédiatement, ou en commençant par la délicate pensée:

Oh! comme la beauté semble plus belle lorsqu’elle est embaumée par LA VÉRITÉ.

Shakespeare nous invite à remarquer combien la vérité du jeu, la vérité de la représentation visible sur la scène, ajoute au prestige de la poésie, donne la vie à toute sa nature séduisante et la réalité actuelle à sa forme idéale.

Et pourtant, dans le 67e sonnet, Shakespeare invite Willie Hughes à renoncer à la scène si artificielle avec sa vie fausse, ses mimes au visage maquillé et au costume sans réalité, ses influences et ses suggestions immorales, son éloignement du vrai monde, de l’action réelle et du langage sincère.

Oh! pourquoi mon bien-aimé vivrait-il avec la corruption et honorerait-il le sacrilège de son prestige en sorte que le péché obtiendrait par lui un avantage décisif et se parerait de sa société? Pourquoi le fard imiterait-il le teint de ses joues et plagierait-il, par une copie inanimée, leurs vives couleurs?Pourquoi la pauvre beauté chercherait-elle indirectement les reflets de la rose, quand elle a la rose vraie? Il peut sembler étrange qu’un aussi grand dramaturge que Shakespeare, qui réalisa sa propre perfection comme artiste et son humanité comme homme sur le plan idéal de la littérature du théâtre et du jeu scénique, ait écrit en ces termes sur le théâtre, mais nous devons nous souvenir que, dans les sonnets 110 et 111, Shakespeare nous montre qu’il était las du monde des marionnettes et plein de honte d’avoir joué aux yeux de tous son rôle d’arlequin. Le 111e sonnet surtout est amer:

Oh! grondez à mon sujet la fortune, cette déesse coupable de tous mes torts, qui ne m’a laissé d’autre moyen d’existence que la ressource publique qui nourrit une vie publique. C’est là ce qui fait que mon nom porte un stigmate et que ma nature est, pour ainsi dire, marquée du métier qu’elle fait comme la main du teinturier. Ayez donc pitié de moi et souhaitez que je sois régénéré,

et il y a ailleurs bien des signes du même sentiment, signes familiers à tous les vrais fanatiques de Shakespeare. Un point m’embarrassa beaucoup quand je lus les Sonnets et il s’écoula bien des jours avant que j’établisse la Vraie interprétation que certes Cyril Graham lui-même paraît ne pas avoir saisie.

Je ne pouvais comprendre que Shakespeare accordât tant d’importance à voir son jeune ami se marier.

Lui-même s’était marié jeune, et le résultat n’avait pas été heureux: il n’était pas probable qu’il voulût pousser Willie Hughes à commettre la même erreur.

Le jeune acteur de Rosalinde n’avait rien à gagner au mariage et aux passions de la vie réelle. Les premiers sonnets, avec leurs étranges supplications d’avoir des enfants, me parurent une note discordante.

L’explication du mystère m’arriva presque subitement et je la trouvai dans la bizarre dédicace.

On doit se rappeler que la dédicace est ainsi conçue:

À l’unique engendreur de ces sonnets ci-aprèsMonsieur W. H., tout le bonheur Et cette éternité, promesses denotre poète immortel, puisse-t’il les avoir.C’est le souhait bien sincère de celui qui aventurecette publication T. T. Quelques commentateurs ont supposé que le mot engendreur dans cette dédicace indique simplement celui qui a fourni les Sonnets à Thomas Thorpe, leur éditeur. Mais cette opinion est maintenant généralement abandonnée et les plus hautes autorités sont tout à fait d’accord sur ce point que ce mot est pris dans le sens d’inspirateur, la métaphore étant tirée de l’analogie de la vie physique.

Alors je vis que la même métaphore est employée par Shakespeare lui-même dans tous ses poèmes et cela me mit dans le droit chemin.

Finalement je fis ma grande découverte.

Le mariage que Shakespeare propose à Willie Hughes, c’est le mariage avec sa muse, une expression qui est précisément employée dans le 82° sonnet où, dans l’amertume de son coeur, lors de la défection du jeune acteur, pour qui il avait écrit ses plus grands rôles et dont la beauté les lui avait vraiment inspirés, il commence ses doléances en disant:

Je conviens que tu n’es pas marié à ma muse. Les enfants qu’il le suppliait d’engendrer ne sont pas des enfants de sang et de chair, mais les plus immortels enfants d’une gloire qui ne peut mourir.

Tout le cycle des premiers sonnets est simplement l’invitation de Shakespeare à Willie Hughes de monter sur la scène et de se faire acteur. Combien ce serait chose vile et vaine, dit-il, que votre beauté, si vous n’en usiez pas.

Lorsque quarante hivers assiégeront ton front et creuseront des tranchées profondes dans le champ de ta beauté, la fière livrée de ta jeunesse, si admirée maintenant, ne sera qu’une guenille dont on fera peu de cas. Si l’on te demandait alors où est toute ta beauté où est tout le trésor de tes jours florissants, et si tu répondais que tout cela est dans tes yeux creusés, ce serait une honte dévorante et un stérile éloge. Vous devez créer quelque chose en art. Mon vers «est à toi et naît de toi», écoute-moi seulement et je «mettrai au monde des vers immortels qui vivront une éternité» et vous peuplerez des formes de votre propre visage le monde imaginaire et la scène. Ces enfants que vous engendrez, continue-t-il, ne dépériront pas, comme des enfants sujets à la mort, mais vous vivrez en eux et dans mes pièces: donc

Crée un autre toi-même pour l’amour de moi; que ta beauté vive en ton enfant comme en toi. Je réunis tous les passages qui me paraissaient corroborer cette interprétation: ils produisirent sur moi une forte impression et me montrèrent combien la théorie de Cyril Graham était vraiment complète.

Je vis aussi qu’il était très facile de séparer les vers, dans lesquels il parle des Sonnets mêmes, et ceux dans lesquels il parle de ses grandes oeuvres dramatiques.

C’était là un point qui avait absolument échappé aux critiques antérieurs à Cyril Graham.

Et, pourtant, c’était une des considérations les plus importantes dans toutes les séries de poèmes.

Aux Sonnets Shakespeare était plus ou moins indifférent. Il n’ambitionnait pas que sa gloire reposât sur eux. C’était, à ses yeux, sa «muse légère», comme il les appelle, et, comme le dit Meres, il désirait une circulation réservée, seulement parmi un petit nombre, un nombre très restreint d’amis.

D’autre part, il était extrêmement conscient de la haute valeur artistique de ses pièces et témoigne d’une noble confiance en son génie dramatique.

Quand il dit à Willie Hughes:

Mais ton éternel été ne se flétrira pas et ne sera pas dépossédé de tes grâces. La mort ne se vantera pas de ce que tu erres sous son ombre, quand tu grandiras dans l’avenir EN VERS ÉTERNELS.

Tant que les hommes respireront et que les yeux pourront voir, ceci vivra et te donnera la vie... l’expression vers éternels fait clairement allusion à une de ses pièces qu’il lui envoyait en même temps, de même que la strophe finale vise sa confiance dans la probabilité que ses pièces soient toujours jouées.

Dans une apostrophe à la muse dramatique (sonnets C et CI), nous trouvons la même pensée.

Où donc es-tu, muse, pour oublier si longtemps de parler de ce qui te donne toute ta puissance? Dépenses-tu ta force à quelque indigne chant, couvrant d’ombre ta poésie pour mettre la lumière sur de vils sujets? s’écrie-t-il.

Puis il reproche à la muse de la Tragédie et de la Comédie son abandon de la vérité resplendissante de beauté et dit:

Quoi! Parce qu’il n’a pas besoin d’éloges, vas-tu devenir muette? Ne donne pas ce prétexte à ton silence, car il ne tient qu’à toi de faire vivre mon ami au delà d’une tombe dorée et de le faire louer par les siècles futurs. Allons, muse, à l’oeuvre! Je vais t’apprendre à le faire voir à l’avenir tel qu’il apparaît aujourd’hui. C’est pourtant peut-être dans le 55e sonnet que Shakespeare donne à son idée l’expression la plus ample.

Imaginer que le «rythme puissant» du second vers se rapporte au sonnet lui-même, c’est absolument s’abuser sur l’intention de Shakespeare.

Il me parut qu’il était extrêmement clair, d’après le caractère général du sonnet, qu’il était question d’une pièce déterminée et que la pièce n’était autre que Roméo et Juliette,

Ni le marbre, ni les mausolées dorés des princes ne dureront plus longtemps que mon rythme puissant. Vous conserverez plus d’éclat dans ces mesures que sur la dalle non balayée que le temps barbouille de sa lie. Quand la guerre dévastatrice bouleversera les statues et que les tumultes déracineront l’oeuvre de la maçonnerie, ni l’épée de Mars ni le feu ardent de la guerre n’entameront la tradition vivante de votre renommée. En dépit de la mort et de la rage de l’oubli, vous avancerez dans l’avenir, votre gloire trouvera place incessamment sous les yeux de toutes les générations qui doivent user ce monde jusqu’au jugement dernier. Ainsi jusqu’à l’appel suprême auquel vous vous lèverez vous- même, vous vivrez ici et dans la postérité sous les yeux des amants. Il était aussi extrêmement suggestif de noter combien là et ailleurs Shakespeare promettait à Willie Hughes l’immortalité sous une forme qui le rappela aux yeux des hommes, c’est-à-dire sous une forme scénique dans une pièce que l’on irait voir jouer.

Pendant deux semaines, je travaillai avec acharnement sur les Sonnets, sortant à peine et refusant toutes les invitations.

Chaque jour, il me semblait que je découvrais quelque chose de nouveau et Willie Hughes devint pour moi une espèce de compagnon spirituel, une personnalité toujours dominante.

Je finis presque par m’imaginer que je l’avais vu debout dans l’atmosphère de ma chambre tant Shakespeare l’avait clairement dessiné avec ses cheveux d’or, sa tendre grâce de fleur, ses doux yeux aux profondeurs de rêve, ses membres délicats et mobiles et ses mains d’une blancheur de lis.

Son seul nom exerçait sur moi une vraie fascination. Willie Hughes! Willie Hughes! Comme il avait un son de musique! Oui, quel autre que lui pouvait être «le maître et la maîtresse de la passion» de Shakespeare, le «seigneur de son amour à qui il a été lié en vasselage», le délicat favori du plaisir, la «rose de tout l’univers», le «héraut du printemps» «paré de la superbe livrée de la jeunesse», le «ravissant garçon qui est une douce musique pour son auditeur» et dont «la beauté était le vrai vêtement du coeur» de Shakespeare», de même qu’il était la clé de voûte de sa force dramatique.

Combien me paraissait amère maintenant toute la tragédie de sa désertion et de sa honte qu’il rendait «douce et jolie« par la pure magie de sa personne, mais qui n’en était pas moins honte.

Pourtant, si Shakespeare l’a pardonné, pourquoi ne lui pardonnerons-nous pas aussi.

Je ne me souciai pas de chercher à pénétrer le mystère de son péché.

Son abandon du théâtre de Shakespeare était une question différente et je la creusai très avant.

Finalement j’en vins à cette conclusion que Cyril Graham s’était trompé en regardant Chapman comme le dramaturge rival dont il est parlé dans le 80e sonnet.

C’était évidemment Marlowe à qui il était fait allusion.

Alors que les Sonnets furent écrits, on ne pouvait appliquer à l’oeuvre de Chapman une expression telle que «l’orgueilleuse arrogance de son grand vers», bien qu’on eût pu l’appliquer plus tard au style de ses dernières pièces du temps du roi Jacques.

Non, Marlowe était sans contredit le dramaturge dont Shakespeare parla en ces termes louangeurs et cet affable fantôme familier qui, la nuit, le comble de ses inspirations, était le Méphistophélès de son Docteur Faustus. Sans nul doute, Marlowe fut fasciné par la beauté et la grâce du jeune acteur et l’enleva au théâtre de Blackfriars afin de leur faire jouer le Gaveston de son Édouard II. Que Shakespeare eut légalement le droit de retenir Willie Hughes dans sa propre troupe, cela résulte à l’évidence du sonnet 87 où il dit:

Adieu! tu es un bien trop précieux pour moi et tu ne sais que trop sans doute ce que tu vaux: LA CHARTE de TA VALEUR te permet de te dégager et tes engagements envers moi ont tous pris fin. Car ai-je d’autres droits sur toi que ceux que tu m’accordes? Et où sont mes titres, à tant de richesses? Rien en moi ne peut justifier ce don SPLENDIDE ET AINSI MA PATENTE M’EST-ELLE RETIRÉE.

Tu t’étais donné à moi par ignorance de ce que tu vaux ou par une pure méprise sur mon compte. Aussi cette grande concession fondée sur un malentendu, tu la révoques en te ravisant. Ainsi je t’aurai possédé comme dans l’illusion d’un rêve; roi dans le sommeil, mais au réveil plus rien. Mais celui qu’il ne pouvait retenir par amour, il ne voulait pas le retenir par force. Willie Hughes devint un des sujets de la troupe de lord Pembroke et peut-être joua-t-il, dans la cour ouverte de la Taverne du Taureau Rouge, le rôle du délicat favori du roi Édouard.

Lors de la mort de Marlowe, il semble être revenu à Shakespeare qui, quoi qu’en aient pu penser ses camarades de théâtre, ne tarda pas à pardonner le coup de tête et la trahison du jeune acteur.

Vraiment, comme Shakespeare a dessiné en traits précis le tempérament de l’acteur. Willie Hughes était un de ceux-là,

qui ne commettent pas l’action dont ils menacent le plus, qui tout en émouvant les autres sont eux-mêmes comme la pierre. Il pouvait jouer l’amour, mais il ne pouvait pas l’éprouver. Il pouvait mimer la passion sans la réaliser.

Chez beaucoup l’histoire d’un coeur perfide est écrite dans les regards, écrite dans des moues, des froncements de sourcils, des grimaces étranges. Mais avec Willie Hughes il n’en était pas ainsi. Le Ciel, dit Shakespeare dans un sonnet d’idolâtrie folle,

le ciel a décrété, en te créant, qu’un doux amour respirerait toujours sur ta face; quelles que soient tes pensées ou les émotions de ton coeur, ton regard ne peut jamais exprimer que la douceur. Dans son «esprit inconstant» et son «coeur faux», il était facile de distinguer le défaut de sincérité et la tricherie qui paraît en quelque sorte inséparable de la nature de l’artiste, comme dans son amour des louanges ce désir d’une récompense immédiate qui caractérise tous les acteurs. Et pourtant, en cela plus heureux que les autres acteurs, Willie Hughes devait connaître quelque chose de l’immortalité: inséparablement lié aux pièces de Shakespeare, il devait vivre en elles.

Votre nom tirera de mes vers l’immortalité, lors même qu’une fois disparu je devrais mourir au monde entier. La terre ne peut me fournir qu’une fosse vulgaire, tandis que vous serez enseveli à la vue de toute l’humanité. Vous aurez pour monument mon noble vers que liront les yeux à venir: et les langues futures rediront votre existence, quand tous les souffles de notre génération seront éteints. Il y avait des allusions sans fin à la puissance de Willie Hughes sur son auditoire, les «spectateurs attentifs», comme les appelle Shakespeare, mais peut-être la plus parfaite description de sa merveilleuse maîtrise en art dramatique était-elle dans la Plainte d’une Amante où Shakespeare dit de lui:

Il employait à ses artifices une masse de matière subtile à laquelle il donnait les formes les plus étranges: rougeurs enflammées, flots de larmes, pâleurs défaillantes; il prenait, il quittait tous les visages, pouvant, au gré de ses perfidies, rougir à d’impurs propos, pleurer de douleur ou devenir blanc et s’évanouir avec des mines tragiques. De même au bout de sa langue dominatrice, toutes sortes d’arguments et de questions profondes, de promptes répliques et de fortes raisons dormaient et s’éveillaient sans cesse à son service. Pour faire rire le pleureur et pleurer le rieur, il avait une langue et une éloquence variée, attrapant toutes les passions au piège de son caprice. Un jour, je crus avoir réellement trouvé Willie Hughes dans la littérature de l’époque d’Elisabeth.

Dans un merveilleux récit des derniers jours du grand comte d’Essex, son chapelain Thomas Knell nous dit que, la nuit qui précéda sa mort, le comte

appela William Hewes qui était son musicien pour jouer sur le virginal et chanter. «- Joue, lui dit-il, mon chant, Will Hewes, et je chanterai moi-même.» Ainsi fit-il très gaîment, non comme le cygne plaintif qui encore dédaigneux pleure sa mort, mais comme une douce alouette qui levant ses ailes et jetant ses yeux vers Dieu, monte vers les nues cristallines et atteint de sa langue intarissable les sommets des cieux altiers. Sûrement le garçon, qui joua sur le virginal, aux dernières heures de la vie du père de Stella Sydney, n’était autre que le Will Hewes, à qui Shakespeare dédia les Sonnets et dont il nous dit qu’il était une douce musique pour un auditeur.

Pourtant, lord Essex mourut en 1576 quand Shakespeare lui-même n’avait que douze ans: il était donc impossible que son musicien fût le monsieur W. H. des Sonnets. Peut-être le jeune ami de Shakespeare était-il le fils de celui qui jouait du virginal.

C’était, du moins, quelque chose d’avoir découvert que Will Hewes était un nom de l’époque d’Elisabeth.

Vraiment le nom de Hewes semble exactement lié à la musique et à la poésie. La première actrice anglaise fut la délicieuse Margaret Hewes dont le prince Rupert fut si éperdument amoureux. Quoi de plus probable qu’entre elle et le musicien de lord Essex il y ait eu le jeune acteur des pièces de Shakespeare!

Mais les preuves, le témoin, où étaient-ils? Hélas!... je ne pus les trouver. Il me semblait que j’étais toujours à la veille de la vérification définitive, mais que je ne pouvais jamais y arriver.

De la vie de Willie Hughes, je passai bien vite à la pensée de sa mort. J’étais curieux de savoir quelle avait été sa fin.

Peut-être était-il un de ces acteurs anglais qui, en 1604, passèrent en Allemagne et jouèrent devant le grand duc Henry- Julius de Brunswick, lui-même dramaturge de valeur, et à la cour de cet étrange électeur de Brandebourg qui était si amouraché de beauté qu’on a dit qu’il acheta à son poids d’ambre le jeune fils d’un marchand ambulant grec et qu’il donna, en l’honneur de son esclave, des fêtes durant toute cette terrible année de famine 1606-1607, quand le peuple mourait de faim dans les rues de la ville et que, depuis sept mois, il n’était pas tombé une goutte de pluie.

Enfin, nous savons que Roméo et Juliette fut joué à Dresde en 1613, côte à côte avec Hamlet et le Roi Lear, et ce n’est sûrement pas à un autre que Willie Hughes que fut, en 1615, remis le masque moulé sur la tête de Shakespeare mort, par la main de quelqu’un de la suite de l’ambassadeur d’Angleterre, - faible souvenir du grand poète qui l’avait si tendrement aimé.

Vraiment, il y avait quelque chose de véritablement captivant dans l’idée que le jeune acteur, dont la beauté avait un élément vital dans le réalisme et le romantisme de l’art de Shakespeare, avait été le premier à porter en Allemagne la semence de la nouvelle civilisation et s’était trouvé, dans cette voie, le précurseur de cette aufklarung, ou illumination, du XVIIIe siècle, ce splendide mouvement qui, bien que, initié par Lessing et Herder et porté à son plein et à sa perfection par Goethe, ne fut pas pour une petite part aidé par un autre acteur, Friedrich Schroeder, qui réveilla la conscience populaire et, au mépris des passions feintes et des méthodes mimiques de la scène, montra le lien intime et vital entre la vie et la littérature.

Si cela était ainsi, - et rien ne prouvait certes qu’il en fût autrement, - il n’était pas improbable que Willie Hughes fût un des comédiens anglais (mimae quidam ex Britannia, comme les appelle la vieille chronique) qui furent égorgés à Nuremberg dans un soulèvement soudain de la populace et ensevelis en secret dans une petite vigne, hors de la ville, par quelques jeunes gens «qui s’étaient plu à leurs représentations et dont quelques-uns avaient rêvé d’être instruits dans les mystères de l’art nouveau.» Certes, il ne pouvait y avoir de place plus appropriée pour celui à qui Shakespeare avait dit:

«Tu es tout mon art,» que cette petite vigne au delà des murs de la cité. Car n’était-ce pas des douleurs de Dionysos que la tragédie était née? N’avait-on pas pour la première fois entendu s’épanouir sur les lèvres des vignerons de Sicile le rire clair de la comédie, avec sa gaîté insoucieuse et ses vives reparties. Et qui plus est, la tache pourprine et rouge du vin écumant sur le visage et aux mains n’avait-elle pas donné la première suggestion du charme et de la fascination du déguisement, le désir de dépouiller sa personnalité, le sens de la valeur de l’objectivité se montrant ainsi dans les rudes débuts de l’art.

À tout prendre, où qu’il fut enseveli, que ce fut dans la petite vigne aux portes de la ville gothique, ou dans quelque triste cimetière d’église de Londres parmi le tumulte et le brouhaha de notre grande ville, nul monument pompeux ne marquait la place où il reposait.

Sa vraie tombe, comme l’avait dit Shakespeare, était le vers du poète, son vrai monument la pérennité du drame.

Ainsi il en a été pour d’autres, dont la beauté a donné une nouvelle impulsion motrice à leur époque.

Le corps ivoirin de l’esclave de Bithynie pourrit dans la vase verte du Nil et la poussière du jeune Athénien jonche les jaunes collines du Céramique, mais Antinoüs vit dans la sculpture et Charmidès dans la philosophie.

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Préface  •  I  •  II  •  III  •  Le Fantôme De Canterville  •  II  •  III  •  IV  •  V  •  VI  •  VII  •  Le Sphinx Qui N’a Pas De Secret  •  Le Modèle Millionnaire  •  Poèmes En Prose  •  L’âme Humaine Sous Le Régime Socialiste