Le portrait de monsieur W.H.
By Oscar Wilde

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III

Trois semaines s’étaient écoulées.

Je résolus d’adresser à Erskine un ardent appel, l’invitant à rendre justice à la mémoire de Cyril Graham et à donner au monde sa merveilleuse interprétation des Sonnets, la seule interprétation qui fournit une explication du problème.

Je n’ai aucune copie de ma lettre, je regrette de le dire, et je n’ai pas pu mettre la main sur l’original, mais je me souviens que je parcourus tout le terrain et que je couvris des feuillets de papier de la répétition passionnée d’arguments et de preuves que l’étude m’avait suggérés.

Il me sembla que je ne restituais pas seulement à Cyril Graham la place qui lui était due dans l’histoire littéraire, mais que je rachetais l’honneur de Shakespeare lui-même de l’odieux souvenir d’une critique banale.

Je mis dans la lettre tout mon enthousiasme; je mis dans la lettre toute ma foi, mais je ne l’avais pas plus tôt expédiée qu’il se produisit en moi une curieuse réaction.

Il me sembla que j’avais fait abdication de mes facultés en croyant à l’hypothèse Willie Hughes, que quelque chose s’était éteint en moi, - ce qui était exact, - et que j’étais maintenant parfaitement indifférent à toute la question.

Qu’était-il donc advenu?

C’est difficile à dire.

Peut-être avais-je épuisé mon ardeur même en en cherchant l’expression parfaite? Les forces émotionnelles, de même que les forces de la vie physique, ont leurs limites expresses.

Peut-être le simple effort de convertir quelqu’un à une théorie compliquée, implique-t-il quelque forme de renonciation à la faculté de croire?

Peut-être étais-je simplement las de tout le problème et, mon enthousiasme s’étant consumé, ma raison en revint à son propre jugement sans passion?

Quelle qu’en fut la cause, et je ne prétends pas en fournir l’explication, - il n’y avait pas de doute que Willie Hughes était soudain devenu pour moi un pur mythe, un rêve oiseux, l’imagination enfantine d’un jeune homme, qui, comme bien des esprits ardents, était plus soucieux de convaincre les autres que d’être lui-même convaincu.

Comme j’avais dit à Erskine dans ma lettre des choses très injustes et très amères, je décidai d’aller le voir une fois et de m’excuser auprès de lui de ma conduite.

Conformément à cette résolution, le lendemain matin, je poussai jusqu’à Bird Cagewalk.

Je trouvai Erskine assis dans sa bibliothèque, le faux portrait de Willie Hughes en face de lui.

- Mon cher Erskine, m’écriai-je. Je viens vous faire mes excuses.

- Me faire vos excuses! dit-il. Et pourquoi?

- Pour ma lettre, répondis-je.

- Vous n’avez rien à regretter dans votre lettre, dit-il. Au contraire, vous m’avez rendu le plus grand service qui soit en votre pouvoir. Vous m’avez montré que la théorie de Cyril Graham est d’une solidité parfaite.

- Vous ne voulez pas dire que vous croyez à Willie Hugues? m’exclamai-je.

- Et pourquoi pas? répliqua-t-il. Vous m’avez fait la preuve de son existence. Croyez-vous que je ne sache pas priser à son prix la valeur de l’évidence?

En m’enfonçant dans un fauteuil, je gémis:

- Mais il n’y a là aucune espèce d’évidence. Quand je vous ai écrit, j’étais sous l’influence d’un enthousiasme tout à fait niais. J’avais été ému par l’histoire de la mort de Cyril Graham, fasciné par le romanesque de sa théorie, conquis par le merveilleux et la nouveauté de ses aperçus. Je vois maintenant que la théorie est basée sur une illusion. La seule preuve de l’existence de Willie Hughes est ce portrait qui est là devant vous et ce portrait est un faux. Ne vous laissez donc pas entraîner par un pur sentiment dans cette affaire. Quoique le roman puisse plaider en faveur de la théorie de Willie Hughes, la raison a prononcé contre elle un arrêt définitif.

- Je ne vous comprends pas, fit Erskine en me regardant avec stupéfaction. Quoi! vous-même, vous m’avez convaincu par votre lettre que Willie Hughes était une réalité absolue. Pourquoi avez- vous changé de conviction? Ou bien tout ce que vous m’avez dit n’était-il qu’un simple jeu?

- Je ne puis vous expliquer cela, répliquai-je, mais je vois maintenant qu’il n’y a réellement rien à dire en faveur de l’interprétation de Cyril Graham. Les Sonnets sont adressés à lord Pembroke. Pour l’amour du ciel, ne gaspillez pas votre temps dans une tentative folle pour découvrir un jeune acteur de l’époque d’Elisabeth qui n’a jamais existé et pour faire de cette marionnette fantôme le centre du grand cycle des Sonnets de Shakespeare.

- Je vois que vous ne comprenez pas la théorie, répliqua-t-il.

- Que je ne la comprends pas, mon cher Erskine! m’écriai-je. Mais je la sens, comme si je l’avais inventée. Sûrement ma lettre vous prouve que non seulement je possède toute la question, mais que j’ai apporté mon contingent de preuves de tout genre. Le seul défaut de la théorie est qu’elle présuppose l’existence de la personne dont l’existence est en discussion. Si nous admettons qu’il y avait dans la troupe de Shakespeare un jeune acteur du nom de Willie Hughes, il n’est pas difficile d’en faire l’objet des Sonnets, mais comme nous savons qu’il n’y avait pas d’acteur de ce nom dans la compagnie du Théâtre du Globe, il est inutile de pousser plus loin les recherches.

- Mais c’est exactement ce que nous ne savons pas, dit Erskine. Il est tout à fait vrai que son nom ne se trouve pas sur la liste donnée à la première page, mais comme Cyril l’indiqua, c’est plutôt là une preuve de l’existence de Willie Hughes qu’une preuve contraire si nous nous souvenons qu’il abandonna avec perfidie Shakespeare au profit d’un rival dramatique.

Nous raisonnâmes là-dessus pendant des heures, mais rien de ce que je pus dire, ne put obliger Erskine à renoncer à sa confiance dans l’interprétation de Cyril Graham.

Il me dit qu’il prétendait vouer sa vie à prouver la théorie et qu’il était déterminé à faire rendre justice à la mémoire de Cyril Graham.

Je le priai. Je le raillai, je le suppliai, mais cela ne servit à rien.

Bref, nous nous séparâmes, non pas tout à fait fâchés, mais certainement avec une ombre entre nous.

Il me crut borné; je le crus fou.

Quand je me rendis chez lui de nouveau, son domestique me dit qu’il était parti pour l’Allemagne.

Deux ans plus tard, comme j’entrais à mon club, le valet de service à la conciergerie me remit une lettre qui portait le timbre de l’étranger.

Elle venait d’Erskine qui m’écrivait de l’hôtel d’Angleterre à Cannes.

Quand je lus sa lettre, je fus rempli d’horreur, bien que je ne pusse vraiment croire qu’il serait assez fou pour exécuter sa résolution.

Le point principal de sa lettre était qu’il avait essayé par tous les moyens possibles de vérifier la théorie de Willie Hughes et qu’il avait échoué, de même que Cyril Graham avait donné sa vie pour cette théorie, il avait résolu de donner la sienne, également pour la même cause.

La conclusion de la lettre était celle-ci:

«Je crois encore à Willie Hughes et au moment où vous recevrez ceci, je serai mort de ma propre main pour l’amour de Willie Hughes, pour lui et pour Cyril Graham que j’ai poussé à mourir par mon scepticisme niais et mon ignorant manque de foi.

«La vérité vous fut une fois révélée. Vous l’avez rejetée.

«Maintenant vous voilà taché du sang de deux hommes: ne vous en détournez plus.»

Ce fut un moment horrible.

J’en étais malade de chagrin et, pourtant je n’y pouvais croire.

Mourir pour ses croyances religieuses est le pire usage qu’on puisse faire de sa vie; mais mourir pour une théorie littéraire cela semblait impossible.

Je regardai la date.

La lettre avait été écrite une semaine avant.

Quelque malencontreuse chance m’avait détourné d’aller au club pendant quelques jours: Là, j’aurais pu la recevoir à temps pour le sauver.

Peut-être il n’était pas trop tard.

Je courus chez moi. Je fis mes bagages et je partis de Charing- Cross par le train de nuit.

Le voyage fut insupportable. Je crus que je n’arriverais jamais.

Sitôt débarqué, je courus à l’hôtel d’Angleterre.

On me dit qu’Erskine avait été enterré deux jours avant au cimetière des Anglais.

Il y avait dans toute cette tragédie quelque chose d’horriblement grotesque.

Je dis toute sorte de paroles incohérentes dans le hall de l’hôtel et on me regardait d’un air de curiosité.

Tout à coup, lady Erskine, en grand deuil, traversa le vestibule.

Quand elle me vit, elle vint à moi, murmura quelques mots sur son pauvre fils et fondit en larmes.

Je la conduisis dans son salon.

Un vieux monsieur prit soin d’elle: c’était le médecin anglais.

Nous causâmes beaucoup d’Erskine, mais je ne soufflai mot des mobiles qui l’avaient poussé au suicide. Il était évident qu’il n’avait rien dit à sa mère de la raison qui l’avait amené à un acte si funeste, si fou.

Enfin, lady Erskine se leva et dit:

- Georges vous a laissé quelque chose à titre de souvenir. C’est une chose qu’il tenait en haute estime. Je vais vous la remettre.

Sitôt qu’elle eut quitté la pièce, je me tournai vers le docteur et lui dis:

- Quelle épouvantable secousse cette mort a dû être pour lady Erskine. Je suis surpris qu’elle la supporte comme elle l’a fait.

- Oh! Il y a des mois qu’elle était prévenue de ce qui allait arriver, répondit-il.

- Elle était prévenue depuis des mois! m’écriai-je, mais comment ne l’en a t-elle pas détourné? Comment n’a-t-elle pas veillé sur lui? Il devait être fou.

Le docteur me regarda avec de grands yeux.

- Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, fit-il.

- Bah! m’écriai-je, si une mère sait que son fils va se suicider...

- Se suicider! répondit-il. Le pauvre Erskine ne s’est pas suicidé. Il est mort de consomption... Il est venu mourir ici. Sitôt que je le vis, je compris qu’il n’y avait pas d’espoir. Un poumon était presque perdu; l’autre était très atteint. Trois jours avant sa mort, il me demanda s’il n’y avait plus d’espoir. Je lui répondis franchement qu’il n’y en avait aucun et qu’il n’avait plus que peu de jours à vivre. Il écrivit quelques lettres. Il était tout à fait résigné et conserva sa connaissance jusqu’à sa dernière heure.

À ce moment, lady Erskine entra dans la pièce, le fatal portrait de Willie Hughes à la main.

- Quand Georges allait expirer, il m’a priée de vous donner ceci, dit-elle.

Comme je pris le portrait, ses larmes tombèrent sur mes mains.

Le portrait est maintenant dans ma bibliothèque où il est admiré de mes amis artistes. Ils ont décidé que ce n’est pas un Clouet mais un Oudry.

Je ne me suis jamais soucié de leur dire sa véritable histoire. Mais quelquefois quand je le regarde, je pense qu’il y a vraiment beaucoup à dire sur la théorie Willie Hughes des Sonnets de Shakespeare.

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